Conférence donnée par Marco Veilleux dans le cadre de la SOIRÉE RELATIONS du jeudi 20 avril 2017, au Diocèse de Québec. Texte reproduit avec l'autorisation de l'auteur. Merci!


Vision et esprit de la réforme du pape François par Marco Veilleux
Nous parlons ce soir de la réforme de la Curie romaine, mais il ne faut pas l’oublier, cette réforme structurelle et administrative, s’inscrit – à mon point de vue – dans quelque chose de plus globale et de plus profond: une réforme théologique, spirituelle et pastorale – qui n’est rien de moins qu’un approfondissement de la mise en œuvre de l’ecclésiologie de Vatican II.

J’essaierai donc ici de dégager la vision et l’esprit qui animent le pape François. Pour ce faire, je vous propose, dans les deux premières parties de mon exposé, de survoler deux prises de position remontant au tout début de son pontificat. Ces prises de positions initiales sont, il me semble, la «source inspiratrice» et «l’horizon» de ce qui est en train de se mettre en place, à Rome, depuis 4 ans. Puis, dans une troisième partie, je mentionnerai quelques éléments de la spiritualité ignatienne qui marquent clairement «le style François» – et explique donc sa manière typiquement jésuite de procéder à des réformes.
Enfin, en conclusion, j’évoquerai brièvement l’Exhortation apostolique «La joie de l’Évangile» – qui demeure, ne l’oublions pas, le texte programmatique par excellence de ce pontificat.

PREMIÈRE PARTIE: Le conclave de 2013

Rappelons-nous le contexte particulier de ce conclave. En mars 2013, les cardinaux arrivent à Rome pour participer à ce que l’on appelle les «Congrégations générales» – une série de réunions préparatoires au conclave. Dans leur quête d’un successeur à Benoît XVI, un nombre significatif de cardinaux cherchaient un spirituel au visage humble, capable de redonner une crédibilité évangélique à une Église minée par une série de crises et de scandales. Ils voulaient également un homme libre et déterminé, à même d’entreprendre le «nettoyage» de la curie romaine. Plusieurs cardinaux sont alors animés par la conviction que Benoît XVI vient d’offrir à l’Église, par son geste inédit de renonciation, l’occasion d’une audace à saisir.
En tout cas, Bergoglio, lui, ne s’y trompe pas. Il comprend que le moment est historique. Devant ses confrères, dans le cadre des Congrégations générales, il prend la parole: «L’Église est appelée à sortir d’elle-même et à aller dans les périphéries, périphéries géographiques, mais également existentielles: là où sont toutes les misères.»

Vous reconnaîtrez ici – et dans ce qui suit – les grands thèmes de son pontificat qu’il martèle régulièrement depuis 4 ans, et qui sont au cœur de toute sa politique de réforme.

Le cardinal argentin poursuit: «Quand l’Église ne sort pas pour évangéliser, elle devient autoréférentielle et tombe malade… Les maux qui, au fil des temps, frappent les institutions ecclésiastiques sont l’auto-référentialité et une sorte de narcissisme théologique.»
Puis, il y va de cette image puissante: «Dans l’Apocalypse, Jésus dit qu’il est à la porte, qu’il frappe à la porte… Bien entendu le texte se réfère au fait qu’il frappe à la porte de l’extérieur pour entrer… Mais je pense aussi aux moments où Jésus frappe de l’intérieur pour qu’on le laisse sortir...»
Enfin, il conclut en disant: «L’Église autoréférentielle prétend retenir le Christ à l’intérieur d’elle-même et ne le fait pas sortir… C’est un mal très grave, dont on connaît le nom: la “spiritualité mondaine”… l’Église mondaine vit repliée sur elle-même et pour elle-même...»

Il est clair que Bergoglio a été élu sur la base de ce discours réformateur programmatique.
Résumons ces quatre chantiers de réforme ecclésiale:
1) Une Église appelée à sortir d’elle-même et à aller dans les périphéries...
2) et son corollaire: une critique de l’auto-référentialité et du narcissisme théologique;
3) Une Église qui laisse «sortir» Jésus dans le monde sans le retenir...
4) et son corollaire: un rejet de la «spiritualité mondaine», typique d’une ecclésiologie du repliement.
Nous avons certainement, dans ces 4 chantiers, une vision et un esprit…

DEUXIÈME PARTIE: L’audience du 16 mars 2013


Trois jours après son élection, François rencontre les représentants du monde des médias. C’est une de ses premières apparitions publiques. C’est d’ailleurs à cette occasion que ses vieilles chaussures deviendront légendaires! Et que le «style François» commencera déjà à s’imposer. Dans un passage improvisé de son discours, le nouveau pape invoquera le choix de son nom. Dans cette explication, on discerne aussi tout un programme de réforme.

Écoutons-le: À l’élection, j’avais à côté de moi l’Archevêque émérite de Sao Paulo… Quand la chose devenait un peu dangereuse, lui me réconfortait. Et quand les votes sont montés aux deux tiers, l’applaudissement habituel a eu lieu, parce que le Pape a été élu. Et lui m’a serré dans ses bras et m’a dit: «N’oublie pas les pauvres!» Et cette parole est entrée en moi: les pauvres, les pauvres. Ensuite, aussitôt, en relation aux pauvres j’ai pensé à François d’Assise. Ensuite j’ai pensé aux guerres, alors que le scrutin se poursuivait, jusqu’à la fin des votes. Et François est l’homme de la paix. Et ainsi est venu le nom, dans mon cœur: François d’Assise. C’est pour moi l’homme de la pauvreté, l’homme de la paix, l’homme qui aime et préserve la création […]. C’est l’homme qui nous donne cet esprit de paix, l’homme pauvre…

Et François de conclure avec ce cri du cœur: «Ah, comme je voudrais une Église pauvre et pour les pauvres!» Cette dernière phrase a fait le tour de la planète. Elle indique clairement, elle aussi, la vision et l’esprit du pape Argentin. C’est en fait un véritable programme de «réforme franciscaine» qu’elle contient… Ce désir ardent d’une «Église pauvre et pour les pauvres», évoque en effet la vision de San Damiano où, par trois fois, le Christ en croix s’anima, et dit à saint François: «Va, et répare mon Église en ruines».

Cette «réparation» (ou réforme), par le retour à la voie de l’humilité et de la pauvreté, évoque également le fameux «Pacte des Catacombes», signé le 16 novembre 1965, à Rome, par une quarantaine de Pères conciliaires. Ces derniers s’engageaient alors à militer pour une Église humble et pauvre.

«Ah, comme je voudrais une Église pauvre et pour les pauvres!» Cette phrase renvoie aussi, bien sûr, à l’ecclésiologie de Vatican II. C’est l’esprit de Gaudium et Spes. Mais, plus encore, c’est la vision de Lumen Gentium, dont je vous rappelle ce passage central: Le Christ a été envoyé par le Père «pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, ... guérir les cœurs meurtris» (Lc 4, 18), «chercher et sauver ce qui était perdu» (Lc 19, 10): de même l’Église enveloppe de son amour ceux que l’infirmité humaine afflige, bien plus, dans les pauvres et les souffrants, elle reconnaît l’image de son fondateur pauvre et souffrant, elle s’efforce de soulager leur misère et en eux c’est le Christ qu’elle veut servir. [Francois invite d’ailleurs souvent à «toucher la chair du Christ dans la chair des pauvres.»]

Mais tandis que le Christ saint, innocent, sans tache (He 7, 26) ignore le péché (2 Co 5, 21) […], l’Église, elle, enferme des pécheurs dans son propre sein, elle est donc à la fois sainte et toujours appelée à se purifier, poursuivant constamment son effort de pénitence et de renouvellement. (LG, no 8)

TROISIÈME PARTIE: Sources jésuites et ignatiennes


Dans cette dernière partie, je ferai un excursus rapide à travers trois éléments de la spiritualité ignatienne (ou de la «manière jésuite de procéder») qui marquent clairement «le style François» – et son réformisme.

Premièrement – et dans la suite de ce que je viens de dire – il faut savoir que pour la Compagnie de Jésus, la «proximité réelle avec les pauvres et les exclus» n’est pas un choix facultatif. C’est plutôt la manière authentique d’incarner «l’option pour les pauvres». Il s’agit bien, ici, de se faire ami des pauvres, pauvre avec les pauvres, et d’entrer avec eux dans le mystère du mal, de l’impuissance et de la fragilité.

Et cela vient directement de «La méditation sur l’humilité» – que saint Ignace propose, comme toile de fond, au moment de faire élection, à la fin de la 2e semaine de ses Exercices spirituels. La finale de cette méditation va comme suit:
«…pour imiter le Christ notre Seigneur et lui ressembler plus effectivement, je veux et je choisis davantage la pauvreté, avec le Christ pauvre, que la richesse; les opprobres avec le Christ couvert d’opprobres que les honneurs; et je désire davantage être tenu pour insensé et fou pour le Christ qui, le premier, a été tenu pour tel, que sage et prudent dans ce monde» (ES no 167).
Cette identification au Christ humble et pauvre, signifie, dans l’idéal jésuite: une solidarité radicale avec les exclus et les petits; un refus de tout esprit mondain; un rejet de la vaine gloire.

C’est pour cela que le pape François critique sans cesse ce qu’il appelle «la mondanité spirituelle». En 2007, un journaliste avait demandé au cardinal Bergoglio: «Pour vous, quelle est la pire des choses qui puisse arriver à l’Église?» Et celui-ci avait répondu:

«C’est ce que le théologien jésuite Henri de Lubac appelle la ‘‘mondanité spirituelle’’. C’est le plus grand danger pour l’Église, pour nous qui sommes dans l’Église… La mondanité spirituelle, c’est se mettre au centre. C’est ce que Jésus voit faire aux pharisiens: ‘‘Vous qui vous glorifiez. Qui vous glorifiez vous-mêmes, les uns les autres’’.»
Ce rejet viscéral de la mondanité spirituelle, qui est une sorte de pharisaïsme, il faut le relier, chez François, avec sa façon de mettre sans cesse la miséricorde au premier plan.

Pour le pape, se reconnaître «pauvre», c’est d’abord se reconnaître «pécheur» – c’est-à-dire objet d’une miséricorde infinie et totalement gratuite. Or, cette annonce de la miséricorde doit primer, selon lui, dans l’Église. «L’annonce de l’amour salvifique de Dieu est premier par rapport à l’obligation morale et religieuse…», dira-t-il dans sa première grande entrevue, comme pape, en 2013. Le Jubilé de la Miséricorde et la publication d’Amoris Laetitia sont des exemples évidents de cette conviction (à l’opposé du pharisaïsme).

Comme le dit le jésuite Antonio Spadaro, un proche du pape:
«La miséricorde implique en fait une profonde réforme, une réforme intérieure de l’Église, la réforme missionnaire, le tournant missionnaire que le pape François a essayé d’apporter dans l’Église depuis le début de son pontificat.»
«La miséricorde signifie que les portes du cœur de Dieu et de l’Église sont toujours ouvertes. Au fond de la miséricorde il y a la certitude que rien ne peut nous séparer de l’amour du Seigneur qui est toujours proche et qui nous attend toujours.»

Deuxième élément que je veux souligner, quand à la «manière jésuite de procéder»: l’expérience du gouvernement dans la Compagnie de Jésus. Celle-ci se répercute nettement dans la façon de faire du pape actuel.

De 1973 à 1979, Bergoglio a été Supérieur Provincial des jésuites d’Argentine. Or, un Provincial jésuite, pour gouverner et prendre ses décisions, s’appuie sur ce que l’on appelle une Consulte. Cette dernière rassemble quelques jésuites qui, normalement, ne vivent pas au quotidien avec le Supérieur Provincial, et ont donc des engagements «de terrain». Le Provincial les réunit régulièrement pour discerner des orientations et des décisions à prendre dans la Province.
Durant les réunions de la Consulte, le Provincial laisse parler ses consulteurs. Il les écoute en profondeur. Il permet ainsi le débat. Et, dans cette conversation ouverte, le Provincial se rend attentif aux tensions qui s’expriment, aux dynamiques qui se révèlent et aux «mouvements» qui se manifestent (c’est un processus de discernement). Puis, ayant entendu tout cela, et en ayant pesé dans la réflexion et la prière «le pour» et «le contre», le Provincial tranche: il prend seul sa décision.
Voyez que c’est exactement là le modèle du fameux Groupe des neuf cardinaux (appelé communément le «G9») que le pape a mis sur pied, peu après son élection, pour le conseiller sur les réformes à entreprendre dans l’Église.

François s’est constitué, en quelque sorte, un groupe de neuf «consulteurs» qui sont, pour la plupart, des outsiders par rapport à la Curie romaine – puisque six sur neuf sont des évêques en poste dans des diocèses, venant d’un peu partout à travers le monde – et, pour plusieurs, des «périphéries». Il les rassemble quelques fois par année, pour des sessions de travail de trois jours. C’est avec eux qu’il vérifie ses intuitions et discerne les décisions à prendre.

Le «G9» est, pour Francois, l’instrument fondamental de mise en œuvre du programme de réforme sur lequel le conclave de 2013 l’a élu. À l’occasion de ses vœux de fin d’année à la Curie romaine, le 22 décembre dernier, François a fait mention de 19 décisions ou actes de gouvernement (essentiellement des Motu Proprio) qui mettent en œuvre la réforme curiale. Ces actes émanent directement de discernements réalisés au sein du «G9». Il a aussi indiqué, dans ce même discours, les 12 critères animant cette réforme: Conversion personnelle / Sens pastoral / Sens missionnaire / Rationalité / Fonctionnalité / Modernité / Sobriété / Subsidiarité / Synodalité / Catholicité / Professionnalisme / Gradualité.

Le «G9» est donc l’incarnation d’une vision et d’un esprit, voulant que toutes les réformes, dans l’Église, doivent…
• Se faire à partir d’une écoute en profondeur, avec une attention particulière aux périphéries (principes de la collégialité et de la catholicité);
• Être le fruit d’un long discernement (principes de la synodalité et de l’écoute du sensus fidei);
• Servir la communion (principe de la primauté), sans pour autant gommer la diversité, la complexité et les particularités (principes de la subsidiarité et du «polyèdre»).
[Sur la figure du «polyèdre», voir Evangelii gaudium no 236; «C’est pourquoi j’aime le polyèdre, une figure géométrique qui a de nombreuse facettes différentes. Le polyèdre reflète la confluence de toutes les diversités qui, dans celui-ci, conservent l’originalité. Rien ne se dissout, rien ne se détruit, rien ne domine rien, tout s’intègre.» – Discours à la rencontre mondiale des mouvements populaires, 28 octobre 2014]

Enfin, troisième élément ignatien: le «sentir avec l’Église» ou l’ecclésiologie du Peuple de Dieu.
À la fin du livre des Exercices spirituels, Ignace propose ce qu’il appelle des «règles pour sentir avec l’Église» (en latin, Sentire cum Ecclesia). Devenu évêque de Rome, François a médité à haute voix sur ces règles.
Il les interprète comme suit: «L’Église est le peuple de Dieu cheminant dans l’histoire, avec joies et douleurs. Sentire cum Ecclesia, c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple. L’ensemble des fidèles est infaillible dans le croire... Voilà, pour moi, le ‘‘sentir avec l’Église’’ dont parle saint Ignace… L’Église comme peuple de Dieu: pasteurs et peuple tous ensemble. L’Église est la totalité du peuple de Dieu. Cette Église avec laquelle nous devons sentir, c’est la maison de tous, pas une petite chapelle qui peut contenir seulement un petit groupe de personnes choisies. Nous ne devons pas réduire le sein de l’Église universelle à un nid protecteur de notre médiocrité.»

Nous sommes vraiment ici dans l’ecclésiologie de Vatican II !

Conclusion

À l’occasion de la conversation qu’il a eue avec les membres de la Congrégation générale des jésuites, à Rome, le 24 octobre dernier, François a affirmé ceci: «L’un des dangers des écrits du pape est qu’ils suscitent un peu d’enthousiasme, mais après il en arrive d’autres et les précédents vont aux archives. C’est pourquoi je pense qu’il est important de poursuivre le travail d’approfondissement du message d’Evangelii gaudium: en effet, c’est là que se trouve toute une manière d’affronter divers problèmes ecclésiaux et l’évangélisation même de la vie chrétienne.»

Alors, en définitive, si l’on cherche la vision et l’esprit de la réforme de François, il faut donc relire La joie de l’Évangile…
François est en train de changer «l’écosystème ecclésial». Et c’est en cela qu’il amorce une réforme en profondeur. Ce nouvel écosystème ecclésial, qui se trouve et se révèle dans Evangelii gaudium – est en fait une réactualisation de Vatican II.

• Par exemples, en parlant continuellement de discernement et de miséricorde, François nous libère d’une logique binaire du permis et du défendu.
• En revalorisant la collégialité épiscopale et la présence de l’Église «aux frontières», il remet en question le centralisme romain.
• En lavant les pieds de femmes, de prisonniers, de pauvres ou de personnes musulmanes le Jeudi saint, il critique radicalement les idéologies d’exclusion à l’œuvre dans l’Église et dans le monde.
• Ce faisant, il amorce de véritables processus de changement qui ont des chances de porter fruits.
Par-delà les réformes ponctuelles et particulières, ce nouvel écosystème ecclésial me semble être la «garantie» de pérennité de cette réforme franciscaine globale et fondamentale entreprise par l’actuel évêque de Rome.


Marco Veilleux
le 20 avril 2017
Conférence donnée à la Maison des Services diocésains de Québec


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Marco Veilleux est diplomé en théologie de l'Université Laval. Il a été directeur adjoint d'un centre d'éducation des adultes à Québec, puis rédacteur de la revue Vie liturgique (Ottawa). Il a publié une étude sur la vie et l'oeuvre de Simone Monet dans le livre Les visages de la foi (Fides, 2003), il a été membre de l'équipe du Centre Justice et foi à Montréal et directeur adjoint de la revue Relations. Il est actuellement adjoint aux communications pour les Jésuites du Canada français.
Vision et esprit de la réforme du pape François par Marco Veilleux


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